Etranges histoires

ou ... la petite fille et le cordonnier

L'histoire commence à Liorac un matin de décembre 1805 : à six heures, en plein hiver, alors qu'il fait froid et sombre, le cordonnier du village sort de chez lui et trouve un enfant abandonné sur la marche de l'église. C'est ce qu'il raconte deux heures plus tard lorsqu'il apporte l'enfant au maire, à cette époque, Guilbert Latour. Celui ci fait les démarches d'usage en pareilles circonstances, examine l'enfant, note qu'il ne porte aucune marque distinctive permettant de l'identifier. Il s'agit d'une petite fille qu'il nomme "Napoléone du Bourg" (Napoléon était alors empereur). Que faire de ce bébé? D'abord le remettre à une nourrice. Le maire le confie à Marie Gautier en lui promettant un salaire et avertit l'hospice de Bergerac qui était en charge des enfants abandonnés.
 
Naissance de Napoléone du Bourg, fille abandonnée :
L'an quatorze de la République , le vingt du mois de frimaire (11 décembre 1805) à huit heures du matin, par devant nous Maire officier d'Etat civil de la commune de Liorac, canton de Lalinde département de la Dordogne est comparu Jean Gente âgé de cinquante ans demeurant à Liorac où il exerce la profession de cordonnier qui nous a déclaré qu'aujourd'hui à six heures du matin, étant seul, il a trouvé sur la marche de la principale porte de l'église de cette commune un enfant tel qu'il nous le présente vêtu de mauvais linge, après avoir visité l'enfant, nous avons reconnu qu'il était de sexe féminin, qu'il paraissait âgé de trois à quatre jours, son corps et ses vêtements examinés, nous ne nous lui avons trouvé aucune marque distinctive ni aucune autre chose qui puisse servir à le faire reconnaître; de suite nous avons inscrit l'enfant sous les noms et prénoms de Napoléone du Bourg et avons ordonné qu'à l'instant il fut remis à la nommée Marie Gautier habitante du bourg de Liorac dont l'heureuse constitution et la fraicheur du lait nous a paru propre à rétablir l'état de défaillance dans lequel se trouve l'enfant, promettant à la dite Gautier un juste salaire pour le temps qu'elle le conservera et de faire passer à Messieurs les administrateurs de l'hospice de Bergerac le présent procès verbal à l'effet de faire inscrire le dit enfant abandonné et en attendant que je fasse et organise la recherche des auteurs de ses jours, acte que nous avons dressé en présence de Jean Marceron cordonnier âgé de 28 ans habitant le bourg de Liorac et de Jean Chassaigne âgé de 60 ans menuisier habitant du même lieu qui ont signé avec nous après que lecture a été faite du contenu du présent procès verbal.
Signé Guilbert-Latour, Chassaigne, Marceron.
L'histoire pourrait s'arrêter là, restant malheureusement banale, mais... comme nous allons le voir, circonstances et personnages semblent curieux.
Tout d'abord, les circonstances de la découverte de l'enfant :
que faisait donc ce cordonnier à six heures du matin en décembre devant la porte de l'église ? Comment a-t-il vu cet enfant alors qu'il faisait nuit ? Et comment un bébé de 2 ou 3 jours, enveloppé de mauvais linges, a-t-il survécu au froid, déposé sur une marche de pierre ?
Ensuite, qui était réellement la "nourrice" ? Elle habitait le bourg et était de famille modeste, son père était manoeuvre. Elle n'était probablement pas mariée, car le maire n'aurait pas omis le nom de son époux si cela avait été le cas. D'autre part, je n'ai pas trouvé d'enfant qu'elle aurait déclaré dans les deux années qui précèdent la "découverte". De plus, les remarques du maire concernant "la fraîcheur " de son lait, pourraient laisser penser qu'elle venait d'accoucher et qu'elle était la mère : était-ce une façon de cacher une naissance illégitime et d'obtenir en plus quelque salaire ? L'enfant n'a pas été déposée plus tard à l'hospice, mais est restée à Liorac. Elle est décédée en 1808, à deux ans et demi, toujours chez les Gautier.

Mais surtout le cordonnier, Jean GENTE, (parfois écrit Jeante ou Jante) paraît un personnage assez peu banal !
En effet, en 1809 un acte de mariage le décrit comme cinq fois veuf, épousant Marie Coulaud en sixièmes noces!!!

Les actes d'état civil permettent de suivre ce parcours matrimonial pour le moins inhabituel.

1-Jean GENTE épouse le 13 février 1781 à Liorac, Catherine ROUSSEL (sans précision sur l'acte écrit par le curé Lascoups. Une fille naît le 15 décembre 1782, ondoyée et décédée le même jour. Sa mère décède le 17 décembre 1782, sans doute des suites de ses couches, comme c'était malheureusement fréquent à l'époque. Jusque là, rien que de très banal.

2- Mais seulement deux mois plus tard, il se remarie à Liorac avec Marie DURAND, qui n'est pas mentionnée dans la liste, le 26 février 1783 (là encore aucun autre renseignement sur l'acte écrit par le curé Lascoups), une fille Jeanne naît le 2 décembre 1783. Sa mère décède le 11 septembre 1786. Quelques mois plus tard, le 18 mars 1787, la petite fille décède à 4 ans.
Il y a ensuite un blanc, peut être l'épisode de Jeanne RINGUELET que je n'ai pas retrouvé. Le mariage s'est sans doute passé dans une commune voisine (toutes les femmes étaient du canton).

3- Le 7 janvier 1789, il épouse à Liorac Jeanne CHASSAIGNE. C'est la troisième épouse ou peut être même la quatrième. Elle décède moins de 4 mois après le mariage, le 21 avril 1789.

4- Puis ce fut la révolution, période troublée pendant laquelle beaucoup d'actes ont été perdus. Cependant, lors du recensement de 1801 à Liorac on retrouve Jean Gente cordonnier et Anne..... Le nom de l'épouse n'est pas inscrit, mais il s'agit probablement d'Anne COSTE. Je n'ai pas trouvé le mariage, mais elle est décédée le 18 juillet 1807 à Liorac. Il est donc possible que le mariage ait duré un peu plus longtemps que les précédents !

5- A nouveau veuf, le cordonnier se remarie deux mois plus tard à Liorac, le 30 septembre 1807, avec Pétronille DEJOUX, il est dit âgé de 45 ans, cordonnier. Sa cinquième (ou sixième) épouse décède moins d'un an après, le 25 septembre 1808.

6- Mais aucun problème pour dénicher une autre femme : quatre mois plus tard, le 12 février 1809, et toujours à Liorac, il épouse Marie COULAUD qui a 31 ans. Il est dit "âgé de 47 ans, cordonnier". Elle décède le 1 mars 1813.
Après plus rien ... Le cordonnier ne semble pas mort à Liorac.
Au moins six mariages entre 1781 et 1809 ! Les décès des épouses ont eu lieu parfois très vite après le mariage, sans raison évidente, sauf pour la première. Des mariages organisés et publiés en un temps record, qui ont lieu parfois moins de deux mois après le décès de la précédente épouse. Apparemment personne n'a trouvé cette série noire suspecte et cela n'a en rien découragé les "nouvelles candidates".
Quoiqu'il en soit il savait convaincre les femmes! ETRANGE, NON ?

@ Marie-France Castang-Coutou
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