1693-1694 : chronique de morts annoncées

Partout le blé manque, et l'intendant fait ce qu'il peut

La généralité de Bordeaux n'est pas la seule concernée et les mêmes constatations se retrouvent dans beaucoup de lettres des autres intendants du royaume.
On trouve ainsi mention d'émeutes pour obtenir du pain à Lyon, de la spéculation sur le prix du blé en Normandie et du nombre des pauvres présentement infini à Limoges,...
L'intendant Bazin de Bezons se débat toujours pour obtenir du Roi des secours sous forme de céréales ou de diminution d'imposition. Il n'y réussit pas dans des proportions suffisantes pour sauver les populations de la famine. Ainsi, il écrit :
 
19 avril 1692 - Je ne puis vous exprimer le nombre des paroisses qu'il y a où ceux qui sont le mieux font du pain avec du son; les autres n'en ont point. Il y a près de trois mois jusques à la récolte. Je vois qu il est à craindre qu'il ne périsse beaucoup de personnes de faim, faute d'avoir de quoy les assister.
Il essaie de faire transporter des "bleds" de Bretagne ou de la "mer Balthique" jusqu'au port de Bordeaux, mais la France est en guerre, les matelots sont réquisitionnés pour la marine, et les corsaires guettent les navires. Le commerce est très ralenti et les marchands rechignent voyant leurs bénéfices fondre. L'intendant essaie de les convaincre en leur accordant des avantages :
6 octobre 1693 - On peut promettre aux marchands qui feront venir des blés d'Irlande et d'Écosse ou de la Baltique que ces blés seront exemptés du droit de frêt, et que chaque bâtiment jouira, en outre, de l'exemption des nouveaux droits pour les beurres, fromages et autres denrées de même nature, jusqu'à concurrence d'un sixième de son chargement. Mais l'exemption ne saurait porter sur la morue ou le saumon salé, puisque la pêche française en fournit suffisamment et que la concurrence de la pèche étrangère en mettrait le débit à vil prix; il ne faut promettre une décharge sur ce point que si l'on ne peut avoir des blés autrement.
L'intendant doit aussi lutter contre l'usure : certains stockent les blés pour faire monter les prix !
Il doit aussi surveiller les collecteurs malhonnêtes qui "divertissent les deniers de la taille" et surtout empêcher les porteurs de contrainte (les huisiers) de saisir toutes les pauvres récoltes pour assurer les recouvrements. Il est en effet indispensable de leur laisser de quoi semer pour la récolte suivante, et il écrit dans ce sens :
21 juillet 1693 - La récolte ne s'étant élevée, en général, qu'aux deux tiers de ce qu'elle avait été en 1692, il faudra pourvoir à la subsistance des peuples, et l'on a déjà écrit aux receveurs des tailles de laisser à chaque particulier une quantité de grains suffisante pour l'aire les semailles, en prenant des précautions pour que les contribuables ne puissent abuser de cette tolérance, ou que leurs créanciers personnels ne fassent plus saisir ces semences.

La faim jette des milliers de mendiants sur les routes, propageant les maladies


M. de Bouville, intendant à Limoges écrit le 3 Mai 1693 :
"Nous avons jusques icy esté assez heureux pour n'avoir pas plus de malades que dans les communes années, et j'attribue ce bonheur à la grâce que Dieu nous a faite d'empescher les assemblées des pauvres; mais il est fort à craindre que ces pauvres gens affamés ne se jettent sur les fruits verts s'ils ne sont secourus d'ailleurs, et que les maladies ne commencent dans cette province par cet endroit-là, ou par la communication avec Aurillac, Figeac, Cahors et Périgueux, où on m'assure qu'il y a des maladies qui ont de fascheuses apparences (de Boilisle N°1186).

Quelles étaient ces maladies ?
Sans doute la dyssenterie, la variole, les fièvres pourprées (le typhus) mais a priori pas la peste. C'est du moins ce qu'affirme l'intendant du Béarn le 12 mai 1693 :
"il y a couru des fièvres pourprées dont il est mort en ville une très grande quantité de gens.... Le bruit courait dans la province que la peste estait à Pau; les espagnols en estaient persuadés... et estaient sur le point de fermer leurs ports et de chasser tous les François de leur pays; j'ay mandé ceux qui s'estaient donné la liberté d'écrire de pareilles nouvelles et les ay obligés d'écrire le contraire. Les Espagnols, toujours méfians à leur ordinaire, ont envoyé vers moi le médecin de la ville de Jacques pour estre plus assurés de la vérité de la chose.... Je l'ay renvoyé persuadé de la fausseté du bruit qui s'était répandu dans son pays" (de Boilisle N°1191).
Ce n'était donc pas la peste mais cela ne valait guère mieux ...
L'absence d'hygiène, les rassemblements et les vecteurs comme les rats, assuraient une propagation rapide de ces maladies très contagieuses et la plupart du temps mortelles surtout pour des organismes déjà affaiblis par la disette.
Et malheureusement le résultat de la famine ne se fait pas attendre : ainsi à Monpazier

Voici un texte écrit dans le registre paroissial de Monpazier par le remplaçant du curé mort quelques semaines auparavant.
Ce texte décrit avec beaucoup de réalisme l'ampleur de la catastrophe.


Je soussigné certifie à tous ceux qu'il appartiendra que, depuis le vingt et septième de mai mil six cent nonante trois jusqu'au dernier décembre de la même année, j'ai enterré plus de cent personnes qui ne sont pas ici écrites, pour ne savoir leur nom, ni leur habitation, ni d'où elles étaient, étant icelles décédées ou dans l'hôpital de la présente ville, ou sous les aubans, ou sous la halle de la présente ville, étant icelles mortes de faim à cause de la misère publique. En foi de quoi, me suis signé E. Francès, archiprètre, qui ai écrit le présent registre ou durant la vacance de la cure de Monpazier ou durant l'absence de M. le curé dudit Monpazier.
Collection Départementale, 5E 275/1 (maintenant accessible sur le site des AD24)

et dans les environs de Liorac


Beaucoup de registres paroissiaux de 1692 à 1694 ont été perdus et c'est malheureusement le cas pour la paroisse de Liorac.


Par contre ceux de certains villages voisins existent encore : Cause de Clérans, St Félix de Villadeix, St Marcel, Queyssac ... et les informations contenues dans ces registres peuvent très certainement être extrapolées à Liorac.
Ces quatre paroisses ont été retenues, tout d'abord parce qu'elles sont proches de Liorac et aussi parce qu'elles sont un peu à l'écart des villes où les mendiants se réfugiaient. Ainsi pour ces paroisses, les décès ne concernent que les gens des villages et non des mendiants arrivés d'autres régions.

Le graphique ci-contre montre l'évolution du nombre de décès chaque année pour ces villages : on y distingue clairement 3 périodes :
► Avant la crise, la moyenne du nombre de décès pour les paroisses disponibles sur les trois années 1688, 1689 et 1690 correspond à 12 décès par an, ce qui est très comparable à Liorac (8 décès en 1689 et 10 en 1690 ).
► A partir de 1691, le nombre de décès augmente pour culminer en 1693 à 46, donc presque 4 fois plus qu'en période "normale".
► L'année 1694 ressent encore les effets de la famine et des épidémies, mais à partir de 1695 et 1696, la mortalité revient "à la normale", une douzaine de décès par an.

La malnutrition, et les épidémies sont les responsables de toutes ces morts. En effet, la production de céréales et de légumes permettait juste de survivre avec l'aide des châtaignes et de conserver assez de semences pour l'année suivante. Les rendements étaient faibles, les outils et les animaux de trait rares. Il n'y avait donc pas d'excédents, pas de réserves en cas de catastrophe. Et puis, il y avait les tailles à payer, la vente des cochons devait y pourvoir, mais pour cela il fallait des glands et des châtaignes. Donc la vie était entièrement dépendante des conditions climatiques.
l'intendant dresse le bilan de ces années de misère : 60 000 morts dans l'élection de Périgueux !

Le 29 octobre 1693, il écrit :
ll faudra plusieurs années au Périgord pour se remettre de ce qui est arrivé, parce que, soit pour leur subsistance ou pour le payement des subsides, il y en a un grand nombre qui ont esté obligés de vendre tous leurs meubles et leurs petits ustensiles; cela ne se peut rétablir de longtemps. L'on ne fait presque plus le nourrissage de cochons, ce qui estoit d'un grand secours et servoit pour la plupart au payement de la taille. Il y a eu mortalité de bestiaux dans quelques paroisses de l'élection de Périgueux mais il y a beaucoup d'endroits où ils ont esté vendus, parce qu'ils estaient fort chers; c'est ce qui donne de la peine en des paroisses pour la semence des terres, parce qu'elles ne se trouvent pas préparées pour la recevoir. Il y a encore des lieux où les blés ne sont pas battus, à cause du grand nombre de malades. Le Périgord estait un pays très peuplé il est mort dans les élections de Périgueux et de Sarlat plus de soixante mille personnes, y compris les petits enfans depuis un an.
(De Boilisle TI, n°1241)
et plus tard, le 30 septembre 1695 :
Le Périgord était un pays très peuplé. Il manque présentement du monde pour la culture des terres à cause de la grande mortalité qu'il y a eu depuis le mois de juin 1692 jusqu'au même mois de l'année 1694. Cela contribue à ce qu'il y aura peu de vins parce qu'on ne travaille pas bien les vignes ...
60 000 morts en Périgord! un nombre impressionnant, mais qui n'est sans doute qu'une évaluation puisqu'aucune étude de population n'existait à cette époque. Le Périgord comptait alors 524 paroisses, ce qui fait une moyenne de 115 décès par paroisse (petite ou grande). C'est d'ailleurs ce que l'on trouve approximativement pour nos deux paroisses de référence, Queyssac et Cause de Clérans.
En 1698, l'intendant disait : "Le Périgord était très peuplé mais les maladies de 1693 et 1694 y ont détruit plus du quart et même plus du tiers de ses habitants "

Entre 25 et 33% de la population ? Cette proportion semble énorme et j'ai tenté d'éstimer ce qu'il en avait été pour les villages près de Liorac. Mais pour cela, il fallait évaluer la population avant la crise. En 1709, donc après les famines de la fin de siècle, Saugrain a publié le nombre de feux des paroisses du royaume. Queyssac avait alors 162 feux, Cause 251 et Liorac 152. On peut raisonnablement supposer que ce nombre de foyers n'avait pas vraiment changé depuis 1690 et que seul le nombre de personnes par foyer avait diminué pendant les famines. En "période normale" il y avait 5 personnes par feu et c'est ce nombre que j'ai utilisé pour évaluer la population avant la crise et ainsi le pourcentage de décès. Comme nous pouvons le voir, cette évaluation (8% de la population pour Cause et 14% pour Queyssac) est beaucoup plus faible que celle annoncée par L'intendant :

Paroisse Queyssac Cause de Clérans Liorac
Nombre de feux (Saugrain 1709) 162 251 152
Nombre d'habitants(5 hab./feu)
avant les famines
810 1255 760
Nombre de décès en 1692-1693 113 101 ?
% de décès 14% 8% ?
 
Les perspectives ne s'améliorent pas et la même histoire va inlasablement se reproduire

L'intendant de Bezons écrivait par exemple le 2 octobre 1695 :
La récolte est très mauvaise cette année en Périgord... Il y a des graines noires* dans tous les gros bleds ... Il ny a que la moitié aux deux tiers de grain de l'année dernière qui n'était pourtant pas une année fort abondante ... Il n'y a point de glan c'est une perte très grande à cause du nourrissage des bestiaux ... Il n'y a point de noix, il y a beaucoup de noyers dans le Périgord, et l'on faisait une grande quantité d'huile de noix ... Dans quantité de paroisses la châtaigne a manqué...
* Il s'agit sans doute l'ergot du seigle, champignon parasite qui infecte les céréales et qui est responsable de l'ergotisme connu sous le nom de feu de Saint Antoine.
Ainsi, la fin de siècle s'annonce difficile pour le Périgord. Il y aura en effet une autre famine en 1698-1699 pour des raisons climatiques fort semblables. Mais à Liorac, la mortalité est restée normale en 1699 et n'ayant pas d'autre document spécifique à Liorac, je n'évoquerai pas cette période et je renvoie le lecteur intéressé aux excellents articles de P. ROUGIER (ref. ci-dessous).
Références


■ Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des Provinces, / publ. par ordre du Ministre des finances, d'après les documents conservés aux Archives nationales, par A. M. de Boislisle T I, 1683-1699 (ICI sur Gallica).
■ Cette correspondance est conservée aux Archives nationales dans la série G7. Une copie sur microfilm est conservée aux Archives de la Gironde : G7135 (1Mi25), G7136 (1Mi26), G7137 (1Mi27), G7138 (1Mi28).
■ P. ROUGIER, Bulletin de la Société d'Art et d'Histoire de Sarlat et du Périgord Noir : Les famines en Périgord à la fin du Règne du Roi Soleil, N° 106 (2006), p 87-100, 2ème partie : 1698-1699 et N° 107 (2006) p 123-136, 3ème partie : 1699
■ SAUGRAIN, Dénombrement du Royaume, 1709 (ICI sur Gallica)
1709 : un hiver glaciaire...

@ Marie-France Castang-Coutou
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