1709, un hiver glaciaire
et son cortège de misères

1709 un hiver terrible ! C'est un fait bien connu, mais pour comprendre l'ampleur de la catastrophe, il faut trouver des témoignages de l'époque ! Le Mémorial de Savignac en est un exemple parfait. En effet, ce magistrat du Parlement de Bordeaux commença à la fin 1708 à noter jour après jour des informations concernant le temps et tous les événements et potins de la socitété bordelaise. Ce témoignage va nous permettre de comprendre ce qui s'est passé dans la capitale de la généralité et par ricochet en Périgord.

Le climat vu par Mr de Savignac

 
► 8 décembre 1708 : Mr le Maréchal de Montrevel m'a dit que nous aurions beaucoup de froid cet hiver parce qu'il en a fait avant les fêtes de Noël, et que c'est une règle sûre, quand il fait froid avant la Noël, il est certain que l'hiver est très rude après la Noël.
Comme nous allons le voir, pour cette année là du moins la "règle" fut vérifiée, et au delà de toutes les espérances !
Déjà à la fin de l'année l'intendant, Yves Marie de La Bourdonnaye de Coëtion, qui a succédé en 1700 à Louis Bazin de Bezons, s'inquiéte pour les approvisionnements, car presque tout arrive à Bordeaux par la Garonne. et l'année 1694 est encore dans les mémoires :

► 27 décembre 1708 : Mr de la Bourdonnaye, Intendant de cette province de Guyenne, ../m'a dit que sans la pluie ou le vent, nous courrions le risque de manquer de pain../ et que faute de vent favorable, il y avait plus de cinquante vaisseaux chargés de blé en Bretagne pour cette province-ci qui ne pouvaient venir.
► 6 janvier 1709 : Il m'a été dit qu'aujourd'hui, il y a quinze ans, savoir en 1694, que le froid commença si fort que la rivière, au bout de quelques jours, fut toute couverte de glaçons devant Bordeaux.

Et l'hiver commença : un terrible froid pendant 17 jours, un grand dégel suivi à nouveau d'un bien grand froid. Dans la suite du Mémorial, Mr de Savignac indique des températures, mais on ne connaît malheureusement pas le thermomètre utilisé. Cet ustensile était rare à l'époque. Aussi je ne donnerais dans la suite que les informations qualitatives.
► 8 janvier 1709 : La nuit dudit jour au 9, il neigea prodigieusement.
► 10 janvier 1709 :
L'eau sortant du feu était gelée dans un demi-quart d'heure et la froide se gelait en tombant de la cruche dans le verre.
► 11 janvier 1709 :
le vin se gelait dans les bouteilles.../ sur la rivière il est impossible de traverser à la Bastide à cause des glaçons de la grandeur d'une maison qui descendent continuellement du Haut-Pays.
► 13 janvier 1709 :
la rivière se gèle et se glace entièrement dans le descendant et le plein mer de l'un et l'autre bord et le montant rompt la glace, ce qui cause mille désordres aux bâtiments et a fait échouer quantité de vaisseaux qui ont été très endommagés.
Il est impossible de voguer sur la rivière.../ L'encre gèle dans l'écritoire.../Les oiseaux à la campagne et le gibier meurent tous ../ Les jurats font des feux publics pour les pauvres.

► 14 janvier 1709 :
les soeurs grises ont dit que la marmite bouillait du côté du feu et se gelait vraisemblablement de l'autre côté, où il y avait des pièces de glace, de sorte qu'elles ne pouvaient plus faire le bouillon.
► 16 janvier 1709 :
il m'a été dit que la conque de blé se vendait à Bayonne une livre, ce qui revient à 22 livres de notre boisseau. On y craint la famine.../ Aujourd'hui le vaisseau nommé le Cantabre, tout chargé qu'il était, s'est fracassé contres les glaces de la rivière.
► 17 janvier 1709 :
Toutes les vignes de Graves sont gelées.../ M. de la Bourdonnaye , intendant, fait donner pendant ce mauvais temps deux chaudières de soupe aux pauvres et il y a des feux perpétuels devant la porte dudit intendant.
► 19 janvier 1709 :
Le froid continue avec toute la rigueur possible .../ La rivière est toujours impraticable .../ Il est très assuré que les vignes sont gelées.
► 21 janvier 1709 :
Il y a eu une espèce de dégel mais ce soir le froid a recommencé de plus belle.
► 23 janvier 1709 :
il y a grand dégel des glaces et de neige, en sorte que le grand froid n'a duré que 17 jours, ayant commencé le jour des rois.
► 24 janvier 1709 :
un marchand aux Chartrons, ayant pendant ces grands froids et cette espèce de disette fait des magasins de blé, les jurats le condamnèrent à 1000 écus d'amende et confisquèrent le blé qui a tét vendu pour la subsistance de la ville.
► 27 janvier 1709 :
Il fauda couper presque toutes les vignes à un demi pied de terre.../la feuille de pin sauvage, chose qui n'est jamais arrivée a été entièrement gelée, tous les arbres fruitiers sont généralement gelés.../
il m'a été dit qu'il y a à Cenon un paysan qui a 115 ans et qui a toute sa connaissance et qui assure qu'il n'a vu de sa vie un froid aussi cruel que celui qu'il a fait pendant dix-sept jours.
► 28 janvier 1709 :
à Saint-Macaire, il y a plusieurs chênes, des plus gros et des plus vieux qui se sont fendus par le milieu avec des bruits épouvantables tant le froid est allé loin.
► 31 janvier 1709 : il a grêlé et il y a eu du tonnerre.
► 4 février 1709 : la gelée a continué cette nuit.
► 5 février : il a plu presque toute la journée.
► 6 février : La nuit passé a été pluvieuse et il a gelé, grêlé et neigé.
► 7 février :on m'a dit qu'à Paris, il était mort, pendant les dernières gelées, 12 000 personnes. le froid continue. On craint que les bleds... ne se gèlent entièrement.
► 8 février : le froid continue et il a gelé violemment la nuit dernière.
► 25 février 1709 : le froid augmente.
► 1 mars 1709 : il a fait grand froid la nuit passée.
► 13 mars : il fait bien froid et le temps en promet encore davantage.

Les conséquences des rigueurs climatiques à Bordeaux et dans le Périgord


Après de telles calamités climatiques, l'intendant de la généralité de Bordeaux, Mr de la Bourdonnaye, s'inquiète pour les récoltes et avertit le Contrôleur général. Ce dernier répond le 9 mars 1709 : "Vous m'informez des avis que vous avez reçus du mal que les derniers froids ont causé aux vignes du Bordelais, aux châtaignes du Périgord, aux pins et aux mouches à miel des landes de Bordeaux, et même aux blés", mais depuis Versailles, il minimise les problèmes et conseille "de ne pas ajouter foi avec trop de facilité aux discours pleins d'exagération qui sont assez ordinaires dans les conjonctures pareilles à celles-ci" (de Boilisle, TIII, n°339).


Et pourtant les malheurs sont bien réels et la catastrophe est générale dans tout le royaume.
► Le 11 mai 1709 L'intendant demande des secours (40000#) pour l'élection de Bordeaux et celle d'Agen :
J'ai trouvé, en arrivant ici [à Bordeaux], le mal beaucoup plus grand que je n'ai pu vous l'exprimer. Les paysans de la campagne privés dé toute sorte de travail, sont dans les rues, faibles et languissants, ie visage pâle, dëcharné, et ne trouvant point d'aumônes. Les plus riches les leur refusent sous prétexte qu'ils contribuent à la subsistance des pauvres qui sont renfermés. Ils ne peuvent donc attendre de secours que de S. M. ( de Boilisle TIII, n°410)
Il était en effet d'usage depuis les dernières famines du siècle de "renfermer les pauvres" dans des hôpitaux et de leur assurer la nourriture afin d'éviter les désordres et la propagation des maladies.
Notre chroniqueur bordelais, Mr de Savignac écrivait d'ailleurs dans son Mémorial :
► le 15 mars 1709 : Aujourd'hui le Parlement s'est assemblé pour se cotiser pour le renfermement des pauvres : les conseillers se sont cotisés 2 écus par mois, les gens du Roi et présidents aux enquêtes 3 écus, et les présidents à mortiers 4 écus. M. le Premier Président s'est taxé pour les trois mois qu'on a réslu de tenir les pauvres enfermés, 50 livres. On commencera le lendemain de Pâques, qui sera le 1er avril./... j'ai donné 18 livres.
► le 8 avril 1709 : l'on craint pour la famine et quoiqu'il y ait encore du blé pour vingt jours et que l'on y attende quantité de barques de blé, que le temps ne permet pas qu'elles arrivent...cependant bien des particuliers achètent des farines....
► le 25 mai 1709 : Mr l'Intendant a obtenu du Roi 40 000 livres pour être employées à faire des charités aux pauvres de la sénéchaussée.
Et puis, le pays est en guerre, cette fois il s'agit de la guerre de succession d'Espagne, et cela ne facilite pas le commerce et les approvisionnements depuis l'étranger :
► le 11 juin 1709, l'intendant écrit : les négociants de Bordeaux refusent de contribuer à l'armement de quelques frégates d'escorte pour défendre leurs bâtimenta de commerce, qui amènent des blés, contre les corsaires ennemis qui inquiètent les côtes du royaume, parce que la saison leur paraît trop avancée, qu'ils n'ont aucune confiance dans les officiers de la marine royale pour protéger le commerce, et que ia paix semble prochaine. D'alleurs ils craindraient que cette contribution volontaire ne finit par devenir une imposition forcée.(de Boilisle, TIII, n°444) (Le traité de paix ne sera signé qu'en 1713 !)

► L'intendant avait donc déjà demandé et obtenu des secours pour les élections de Bordeaux et d'Agen, mais pas pour spécifiquement pour le Périgord. Pourtant les conséquences du froid ont été grandes sur les cultures et plusieurs paroisses du Périgord s'adressent directement au Contrôleur général des finances pour demander de l'aide :
Rouffignac, le 31 mai 1709
...le grand et inouï froid de l'hiver dernier nous gela entièrement tous nos arbres, châtaigniers et noyers, portant fruit. Les pommiers, poiriers, cerisiers et pruniers ne sont pas tous morts mais sont sans fruit, et il y deux ans, et voici le troisième qu'ils n'en ont pas produit. Les vieilles vignes sont entièrement perdues; il n'y a que quelques jeunes qui y aient résisté. Ce même froid a perdu la majeure partie des blés d'hiver. A la vue de tous ces malheurs, nous nous étions épuisés pour ensemencer du gros et petit millet et quelques légumages : ces grandes pluies ou les insectes ont tout perdu... Nous ne devons pas attendre une seule goutte de l'huile de noix pour faire un morceau de soupe; et, si nous pouvons trouver des arbrisseaux, il en faut planter pour donner quelque espérance à nos descendants. Ce n'est pas notre plus grand malheur : la châtaigne était tout notre secours; nous en sommes privés pour l'avenir. La feuille du châtaignier nous faisait du fumier; nous bonifiions nos terres, de leur nature extrêmement maigre; elles nous produisaient quelque peu de blé. La châtaigne était notre principal aliment, toujours bienfaisant; nous en nourissions nos familles, nos domestiques, tous nos animaux, bestiaux et volailles, sans en excepter pas une espèce, mais principaiement nos pourceaux, l'essentiel de nos revenus pour payer la taille au Roi, la rente au seigneur, l'intérêt de nos dettes passives... ( de Boilisle TIII, n°410).
Cette lettre a été intégralement reproduite dans son article par Mr Rougier et à la fin on peut lire :
"Votre grandeur Monseigneur comprend que nous manquons de tout....
Nous n'avons que l'unique espérance de votre charité".

Le Périgord avait donc beaucoup souffert et nous allons en voir les conséquences sur la population de Liorac.

Et à Liorac


La courbe des décès survenus à Liorac, montre comme on pouvait s'en douter, un pic important en 1709, au moins 4 fois plus que la moyenne "normale" observée pour les années "sans problème".

Les deux années suivantes, 1710 et 1711, conservent une mortalité élevée, sans doute une retombée directe de l'hiver 1709.

Plus étonnant est le pic de mortalité isolé observé en 1707. Y-a-t-il eu cette année là un problème climatique comparable? Les habitants de Rouffignac mentionnent dans leur lettre que les arbres sont sans fruit depuis deux ans et que 1709 est la troisième année qu'ils n'ont pas produit. Il est donc possible que le climat ait aussi joué des mauvais tours au Périgord en 1707. On sait que l'été 1707 fut torride et à Liorac, on observe une mortalité nettement plus élevée en fin d'été, en septembre et octobre, mais on ne peut en dire plus...
 

La répartition par âge des habitants de Liorac décédés en 1709, montre une majorité d'enfants, sutout en bas âge. Traditionellement les jeunes enfants étaient nourris au sein jusqu'à au moins 2 ans. Les maladies et la malnutrition des mères ont eu raison d'une grosse partie de la future génération. On ne trouve que peu de personnes très âgées, mais sans doute avaient-elles déjà disparu lors des deux épisodes de famine et d'épidémies de la fin du siècle précédent.
 
références

► Mémorial général de Labat de Savignac, AD33, 8J 46-47-48-49
► Caroline Le Mao, Chronique du Bordelais au crépuscule du Grand Siècle : le Mémorial de Savignac, Collection "Mémoires Vives", Presses Universitaires de Bordeaux, 2004.
► Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des Provinces, / publ. par ordre du Ministre des finances, d'après les documents conservés aux Archives nationales, par A. M. de Boislisle et P. de Brotonne, T III, (ICI sur Gallica).
► P. Rougier, Bulletin de la Société d'Art et d'Histoire de Sarlat et du Périgord Noir, N° 110, 2007, p 105-116, Les famines en Périgord à la fin du Règne du Roi Soleil, 4ème partie : 1709.
► Registres paroissiaux de Liorac : Collection communale Edep823 et Collection départementale 5 E 238 1.

@ Marie-France Castang-Coutou
Contact: postmaster*liorac.info (remplacer l'étoile par @)