Le docteur Jean Valleton de Boissière (suite)

Jean Valleton de Boissiere
est le personnage central de l'étonnante histoire qui suit.

Petit fils de Jean(II), seigneur de Garraube et secrétaire du Roi, il avait tout pour continuer sur les traces de ses ancêtres ! Tout, ou presque, puisque ce n'était pas son père, mais ses oncles, qui avaient été choisis pour être co-seigneurs de Garraube... Mais Jean va prendre sa vie en main et très vite se démarquer de sa famille par ses attitudes et ses convictions !

Jean était le fils de Zacharie, docteur en médecine, et de Suzanne Gorsse.
Il naquit à Bergerac en 1733 et reçut le baptême catholique, peut être pour satisfaire son grand-père Jean de Boissière, protestant converti, secrétaire du Roi et seigneur de Garraube.
Esprit curieux, il voit son père pratiquer la médecine et il est vite intéressé : il part à la faculté de médecine de Montpellier, à cette époque la plus renommée de France, obtient son diplôme en 1758, puis revient exercer à Bergerac.
Jean est donc catholique par son baptême, mais pourtant il semble protestant de coeur. Il contracte un mariage protestant vers 1774 (on ne sait pas où) avec Marie-Esther Sargenton : les Sargenton de Bergerac étaient protestants et plusieurs avaient émigré «aux Isles», où ils s'étaient installés colons et Marie-Esther Sargenton était née à Saint Pierre de la Martinique.
Union qu'il fait régulariser en septembre 1779 devant l'église catholique, à Ste Foy des Vignes. On peut remarquer les signatures avec la formule d'usage chez les protestants :

Au moment du mariage catholique, le couple a déjà quatre enfants qui seront baptisés dans la même église l'année suivante, en septembre 1780. Jean est alors nommé "noble jean valleton de boissière, écuyer, docteur en médecine".
Les enfants reçoivent plusieurs prénoms à la place de leur prénom protestant :
— Jean-Joseph Charles Valleton de Boissière, âgé de 5 ans, donc né vers 1775, parrain Jean Sargenton et marraine dame Suzanne Gorsse, ses grands parents. Il mourra à Bergerac le 7 mars 1843, célibataire, à 68 ans.
— Marie Thérèse Anne de Boissière, 4 ans, parrain messire Valleton de Boissière, marraine dame Félicité Delaunay représentée (elle était en effet l'épouse de Jean Sargenton, négociant à la Martinique). Marie Félicité, née le 3 avril 1777 épousera Jean Daudoy Dutrairac à Bergerac 14 février 1803 : son père, médecin, était alors le maire de Bergerac.
— Jean Louis François Henry Valleton de Boissiere, 3 ans, (o~1777), parrain mr Jean Sargenton fils et delle jeanne Valleton, appelé Elie en famille selon le Cte de St Saud.
— Céleste Gabrielle Elisabeth Justine Valleton de Boissiere 2 ans (o~1778) marraine demoiselle Sargenton, peut être Céleste, qui comme nous le verrons, accompagnera les enfants "aux isles".
— Plusieurs autres enfants naissent ensuite... Je ne les ai pas sytématiquement recherchés.
On peut cependant citer "Etienne Villeneuve" : son curieux prénom jette un éclairage nouveau sur le personnage de Jean qui a donné à son fils le nom d'un médecin, chimiste et alchimiste de Montpellier du XIIIe siècle, Arnaud de Villeneuve !

Jean Valleton de Boissiere, homme du Siècle des lumières
va adhérer et s'impliquer fortement dans plusieurs courants intellectuels qui fleurissent en France dans cette période pré-révolutionnaire :
La Franc Maçonnerie :
Selon Guy Penaud (Histoire de la Franc-Maçonnerie en Périgord, ed. Pierre Fanlac), "le développement rapide des Loges Maçonniques en cette seconde moitié du XVIIIe siècle s'explique essentiellement par un besoin de sociabilité qui n'était pas satisfait, et auquel elles ont su répondre. Les Loges sont d'abord des cercles où l'on parle et où l'on se distrait".
La Loge de Bergerac fut le premier Atelier Maçonnique créé en Périgord en 1747. Plus tard, en 1783, cette Loge fut officiellement installée et prit le nom de "La Fidélité" : ce jour là, Jean Valleton de Boissière (ex-Maître) prononça un discours qui se terminait par un hymne à l'égalité : "Egalité, fille du ciel, don précieux de la nature, les profanes mortels, en proie à l'esprit de domination, ont dédaigné tes lois ... Viens, divinité bienfaisante; viens, les seuls maçons sont dignes de t'offrir un temple et des autels". Ce discours au style fleuri, révèle un homme en avance sur les idées de la révolution, et bien loin de la seigneurie de son grand-père...
Aux élections du 24 juin 1786, Jean Valleton de Boissière fut élu au poste de Vénérable.
le Mesmérisme ou le magnétisme animal :
Mesmer, un médecin allemand, postule l'existence d'un fluide magnétique universel dont on peut faire une utilisation thérapeutique et selon lui :
• ce fluide emplissant l'univers, sert d'intermédiaire entre l'homme, la terre et les planètes, et entre les hommes eux-mêmes,
• la maladie résulte d'une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps humain et la guérison revient à restaurer cet équilibre perdu,
• grâce à des techniques, ce fluide peut être canalisé, emmagasiné et transmis à d'autres personnes, provoquant des «crises» chez les malades pour les guérir.
Mesmer perçu comme un charlatan, fut condamné par l'Académie et quitta la France en 1785.
Jean fut pourtant un adepte inconditionnel et un défenseur engagé de Mesmer : il prit tout de suite sa défense dans une lettre à Mr Thouret, médecin de la Société Royale. Cette lettre est accompagnée par la desciption de guérisons survenues après un traitement magnétique. A lire ce texte, on perçoit un homme avec une conviction profonde.
Jean , qui ait été instruit par Mesmer lui-même, fut l'initiateur du mesmérisme à Bergerac en donnant tout d'abord un cours puis en fondant, le 20 juin 1786, avec 23 de ses élèves, bourgeois cultivés, "la Société mesmérienne L'Harmonie de Bergerac :"
Ce jour-là, Boissière prononçait un discours où il s'élevait contre les extravagances qui avaient discrédité le magnétisme, vantait l'esprit de haute curiosité qui avait présidé à la découverte du magnétisme animal et les cures étonnantes qu'on en pouvait attendre. Onze procès-verbaux des séances de cette Société, nous ont été conservés; ils vont du 20 juin 1786 au 2 février 1789. Au début, la Société se consacra uniquement à l'étude du mesmérisme et de ses applications médicales.
Mais, le 27 décembre 1787, elle décidait d'élargir le champ de ses occupations et de se transformer en une « Société, Chambre, Club ou Cercle, tel qu'il plaira de le nommer, dans lequel on peut journellement s'assembler, pour y lire les nouvelles, jouer les jeux de commerce et se faire réciproquement part de ce qui pourrait généralement intéresser ». Tout en demeurant un foyer de mesmérisme, « l'hôtel de la Société » devenait un cabinet de lecture, un salon de jeu et de conversation, un centre d'études politiques et sociales. N'était-ce point là l'ébauche de ce que sera, à certains égards, la Société populaire ?

Références: Henri LABROUE - Les Membres de la Société populaire de Bergerac Pendant la Révolution, Paris, Librairie Félix Alcan, 1913. - La Société populaire de Bergerac Pendant la Révolution, Paris, 1915.
Plus des deux-tiers des francs maçons bergeracois adhèrent à cette Société, et beaucoup de "clubistes" participent au Conseil de la commune. C'est le cas de Jean Valleton de Boissière.

Républicain, élu de la commune de Bergerac
Le 30 août 1790, Jean est élu procureur de la commune, puis sous la Terreur, Agent national. Il représente le Gouvernement révolutionnaire et est « chargé de requérir et de poursuivre l'exécution des lois, ainsi que de dénoncer les négligences apportées dans cette exécution, et les infractions qui pourraient se commettre ».

Jean est très certainement conscient des risques liés à sa position.
Déjà, lors de la scéance municipale du 16 juin 1791, il avait été fait mention d'une lettre anonyme contenant "les calomnies les plus odieuses contre MM. Gouzot, commissaire du Roi et Boissière, procureur de la commune". C'est maintenant la période de la Terreur, du tribunal révolutionnaire, des exécutions, de l'arbitraire : personne n'est à l'abri. Il s'inquiète pour ses enfants et prend la décision d'envoyer plusieurs de ses fils aux Antilles, espérant ainsi sauvegarder au moins une partie de sa descendance.

A partir de là, les détails manquent : cinq des fils de Jean s'embarquent sous la conduite de leur tante maternelle, Céleste Sargenton, peut être vers Saint-Domingue. Cette destination est très plausible, car Jean avait très certainement des contacts dans l'île puisqu'une Société mesmérienne de L'Harmonie y avait été fondée. Les parents restent à Bergerac avec les autres enfants.
La situation aux Antilles : à la veille de la Révolution, la colonie de Saint-Domingue, grand producteur de sucre et de café, est très prospère. Mais dans l'île la société est très inégalitaire, avec d'un côté les colons blancs, issus de la noblesse, du grand négoce et aussi de milieux plus modestes et de l'autre l'immense masse des esclaves noirs. En France, c'est la Révolution. La Déclaration des Droits de l'Homme en 1789 devrait conduire à l'abolition de l'esclavage, mais la traite des Noirs continue... Très vite, l'île va être à feu et à sang : les Noirs se révoltent, l'Angleterre et l'Espagne ont déclaré la guerre à la France, les Anglais et les Espagnols attaquent l'île. Royalistes ou républicains, les colons se divisent. Beaucoup vont quitter l'île et c'est le cas des Valleton de Boissière que l'on va retrouver à Trinidad, une île plus au Sud, au large du Vénézuela. Trinidad a été découverte par Christophe Colomb et colonisée par les Espagnols. Les Français ont conquis La Trinité avec l'île de Tobago pendant la guerre de Hollande et le traité de Nimègue en 1678 a entériné ces possession pour le roi Louis XIV. L'île de la Trinité est à prédominance française malgré sa colonisation par les Espagnols. Mais en 1797, les îles de La Trinité et de Tobago sont conquises par les Anglais. Les enfants de Boissière vont s'installer, prospérer et faire souche à Trinidad mais comme nous allons le voir, au moins quelques uns vont revenir en métropole.

Le docteur Jean Valleton de Boissière a survécu à la Révolution
et n'a semble-t-il jamais été poursuivi à cause de ses origines nobles. Pendant le Consulat et l'Empire, il a continué sa vie publique en devenant maire de Bergerac fonction qu'il a assuré depuis le 1er septembre 1800, en vertu d'un arrêté du Premier Consul du 21 août de la même année, jusqu'à la fin de l'hiver 1808, selon la référence très gentiment fournie par Mr Yan Laborie que je remercie ici pour son aide précieuse (Archives Municipales Bergerac 1D7-8, 1799-1812).
En 1803, il marie sa fille Marie Félicité, avec Jean Daujoy Dutrairac, proriétaire agriculteur, et l'année suivante inscrit la naissance de sa petite fille.
En 1806, un de ses fils, Etienne Villeneuve Valleton de Boissière, "alors âgé de vint-cinq ans et cinq mois" souhaite épouser Marguerite Boursson, "la fille d'un maître de pension de Bergerac". Malgré les trois actes respectueux envoyés à son père, celui-ci, après "une enquête homologuée par le Tribunal Civil de Bergerac, faite par devant le Juge de Paix du canton" s'oppose au mariage, malheureusement sans que l'on en connaisse les raisons. La conciliation est impossible. L'affaire est jugée par le Tribunal Civil de Bergerac qui autorise Etienne Villeneuve à passer outre l'opposition de son père et à se marier.

Jean est mort entre 1808 et 1827, année du décès à Bergerac de son épouse Marie Esther Sargenton qui était alors veuve, mais son décès n'apparait pas sur les registres de Bergerac ...

des "isles" à Garraube ...

@ Marie-France Castang-Coutou
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