"La bête de Carrieux"

Depuis toujours le Périgord a utilisé ses forêts, d'abord pour la vie quotidienne - se chauffer, fabriquer des outils, des meubles ou ... des sabots -, puis pour alimenter des industries, les verreries et les forges, grandes dévoreuses de bois. Puis les forges se sont éteintes et le bois a retrouvé sa destination première : fournir des planches pour fabriquer meubles et parquets, des poutres pour les charpentes ... Les petites scieries, souvent des exploitations familiales, ont fleuri dans le département.
Pour actionner les scies, ces entreprises, souvent couplées à des moulins, utilisèrent d'abord l'énergie hydraulique qui provenait des roues à aubes puis de turbines placées au pied d'une retenue d'eau, jusqu'à ce que la machine à vapeur vienne prendre le relais.

LA SCIERIE DAURIAT, d'après les souvenirs de Jean-Claude ROUX

A Liorac, dans les années 50, une scierie était installée à proximité de la Louyre, près du bief du moulin de Carrieux alors en ruines, entre le moulin et le lavoir. L'énergie provenait d'une locomobile, une machine à vapeur, bête vivante et mystérieuse qui peuplait les rêves des enfants.

Remerciements
Jean-Claude Roux relate ses souvenirs de cette époque. Merci à lui d'avoir pris le temps de les raconter et aussi d'aller faire les photos qui l'illustrent. Les photos du matériel de la scie et du banc de scie ont été prises chez Mr Jean-Pierre MOURET, qui habite Clermond de Beauregard, village voisin de Liorac, et qui est un collectionneur passionné de vieilles machines et de vieux outils. Qu'il soit ici remercié de conserver si soigneusement le témoignage du travail des anciens de la région.
La scierie était une entreprise familiale :
Mon oncle Charles Dauriat était le patron, il travaillait principalement au banc de scie, Bernard était plutôt bûcheron et Gilbert s'occupait de la machine à vapeur et de l'aiguisage, c'était le « chauffeur ». Comme beaucoup à l'époque, mes oncles et mon cousin faisaient plusieurs métiers, agriculteurs, bûcherons, débardeurs, et travaillaient à la scierie. Pour l'agriculture, ils connaissaient les vents, les nuages, tenaient compte de la lune... Pour le bois, ils savaient aussi, tenaient compte de la saison pour l'abattage « en sève descendante » me semble-t-il pour chaque sorte de bois. Et puis toute une préparation qu'ils étaient les seuls à connaître, car tous les métiers ont leur savoir-faire et les petits secrets étaient bien gardés ! La scierie a fonctionné depuis environ 1946 jusque vers les années 60.
La bête de Carrieux ?
son terrier était au bord de l'eau caché dans les roseaux. Elle buvait de l'eau, crachait de la vapeur, ronflait et sifflait. Elle mangeait du bois, avalait le feu à l'inverse des dragons qui le crachaient ! Et puis il y avait longtemps que nous avions tué tous les dragons avec mes copains Daniel et Gérard, les fils de Marcel le boulanger. Cependant la machine n'était pas méchante puisqu'elle était attachée au sol par des cales et des piquets ! C'était une locomobile.

On ne connait pas la marque de la machine, probablement une MERLIN, fabriquée à Vierzon, comme le suggère l'écusson de fonte que possède Jean-Claude. Juste pour donner une idée, la locomobile ressemblait sans doute un peu à l'image ci-dessous.


► Il y avait d'abord la chaudière chargée par toutes les chutes de bois et aussi du charbon. Il fallait l'alimenter régulièrement et faire très attention en ouvrant le foyer, car il pouvait y avoir un retour de flammes et surtout la surveiller pour conserver la pression de vapeur nécessaire au fonctionnement.
► La fumée s'évacuait par une haute cheminée métallique.
► La machine à vapeur actionnait un piston qui avait un mouvement alternatif rectiligne imprimé par la vapeur appliquée successivement sur ses deux faces. Une bielle transformait ce mouvement rectiligne en un mouvement de rotation de deux volants. Des courroies transmettaient le mouvement à la scie à ruban. A cette époque, on travaillait sans protection et le travail était dangereux : la chaudière, la vapeur, les courroies, et bien sûr les scies constituaient des risques pour les travailleurs. mais comme dit Jean-Claude, la sécurité c'était la dextérité, la sûreté, et l'exactitude du geste ! Il continue son récit :
La vapeur, la soupape et le sifflet :
L'eau nécessaire à la machine à vapeur provenait de la levée alimentée par le trop-plein du lavoir.
Il y avait une soupape de sécurité tarée autour de 12 kg/m2 je crois, qui laissait échapper la vapeur, faisant ainsi diminuer la pression. Il fallait s'assurer qu'elle fonctionnait bien cette soupape, sinon...
Le soir, il fallait purger les circuits, éteindre le feu, détendre la courroie, la lame de scie.
Le sifflet à vapeur servait de signal de commandement pour rythmer le travail, pour embaucher, pour mettre en route ou pour débrayer la machine, pour débaucher... J'ai eu souvent le plaisir d'actionner le sifflet sous la surveillance de mon cousin Gilbert. Je regardais alors mon oncle Charles pousser le chariot en action de sciage, il savait que c'était moi qui donnait un signal, « trois coups » pour le plaisir et il ne réagissait pas, concentré sur ce qu'il faisait !

Les troncs et le banc de coupe :
Les troncs d'arbres étaient amenés à la scierie avec des diables: c'était un arceau fixé au timon, sous lequel on venait attacher les troncs avec des chaines.

Voici la "version moderne" du diable employé à l'heure actuelle dans les forêts canadiennes.

A Liorac, le diable était tiré par des mules, des animaux robustes au pied agile, qui pouvaient sans problème passer dans des terrains peu praticables. Les troncs étaient amenés à la scierie et stockés avant d'être découpés.
Le tronc était roulé jusqu'au banc de coupe puis hissé sur le banc à l'aide de leviers. Il était soigneusement positionné, son axe dans l'axe du déplacement du banc, pour optimiser la coupe des planches et minimiser les chutes.

Le tronc était solidement maintenu par des griffes (indiquées par les petites flèches sur la photo), qui étaient manœuvrées par des manivelles. Le chariot était ensuite régulièrement poussé vers la lame de scie, à la main ou avec la manivelle de gauche. Il était très important d'assurer un déplacement régulier, continu et sans à coups, pour obtenir une belle planche bien plane et sans défaut.

Le sciage :
La lame « bien tendue » était en action de sciage.
Il fallait l'entendre à pleine vitesse qui sifflait dans l'air et qui grinçait quand elle pénétrait dans le bois : un grincement de douleur, "ce que je pensais" ...

Après le premier passage, le banc de coupe était déplacé latéralement de l'épaisseur de la planche. Ce n'était pas alors une machine à commande numérique! le déplacement du banc se faisait en tournant la manivelle de droite d'un ou plusieurs tours, et pourtant les planches avaient toutes la même épaisseur, la force de l'habitude et l'amour du travail bien fait !

Une autre lame, déjà bien aiguisée était en attente.
La troisième passait à l'aiguisage . C'était un dispositif qui fonctionnait constamment : la lame de scie « dents vers le haut » tournait comme l'aiguille des minutes d'une pendule dans un tic tac propre à cette mécanique. Une petite meule de pierre tournait autour d'un bras qui descendait puis remontait après avoir aiguisé la dent de la scie. La scie se décalait par intervalle de façon à ce que chaque dent soit aiguisée. Un repaire à la craie marquait la première dent. J'étais fasciné par ce système, je revois ce mouvement régulier, ce bras qui s'abaisse, cette meule qui tourne dans l'intervalle des dents, ce grincement, les étincelles qui jaillissent en bouquet, la meule qui se relève, la lame de scie qui se décale, s'arrête, repart, un mouvement d'horloge en quelque sorte.
Je voudrais bien réentendre encore ces bruits, tous différents, ceux de la machine, du banc de scie et de la lame qui scie ou non, rythmés par l'aiguisage et par ce petit bouquet d'étincelles. Un petit feu d'artifice qu'il fallait surveiller car la sciure bien sèche quand il fait chaud, ça brûle vite ! En fait il fallait avoir l’œil partout : c'était le travail de mon cousin Gilbert et le mien quand j'étais là, et il assurait en plus ma sécurité. Évidemment, gamin, je ne me rendais pas compte. Il faut bien penser qu'un enfant à cette époque aidait en tout et pour tout, bien sûr dans la mesure des moyens liés à son âge.

Les planches étaient empilées en les croisant .... jusqu'à former les tours carrées d'un château fort ! L'imagination des gamins avait là matière à planter le décor d'une guerre au Moyen Âge.
Mais bien sûr, les enfants n'avaient pas le droit de jouer dans la scierie.

Par contre lorsqu'elle était arrêtée, même sans permission, elle devenait notre champ de jeu ! Ce que les gens ignorent c'est que dans cette scierie et tout autour, se sont déroulées les plus grandes batailles de l'histoire de Liorac que personne ne connaît ! Toutes les batailles, toutes les guerres se sont produites ! Des milliers de morts, des tonnes de balles, d'obus, de flèches, d'épées. Incroyable mais vrai et même pas peur, même pas blessé ! Les épées étaient taillées au couteau dans des branches de châtaigner ou de noisetier. Le bâton faisait tout : épée , carabine, arc, ce qui permettait sur le même champ de bataille de passer de chevalier à cow-boy, indien... Pour le revolver on le taillait dans la fourche d'une branche et on le portait à la ceinture, dans la culotte courte, ce n'était pas le short ! Liorac a connu les plus grands : Buffalo Bill, les Sioux, les Mohicans (et le dernier a été tué à Liorac !), Robin des Bois, il était fort, ce Robin ! d'Artagnan, Napoléon. Nous avons délivré Liorac des allemands, enfin tout y est passé et le plus fort, c'est qu'ils se sont tous battus à la même époque et que personne ne le sait !

liste des témoignages

@ Marie-France Castang-Coutou
Contact: postmaster*liorac.info (remplacer l'étoile par @)